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Catherine Dutigny / Elsa

Catherine Dutigny / Elsa

Auteure de romans, de nouvelles, de contes, rédactrice à La Cause Littéraire


Le poisson-ange (nouvelle)

Publié par Catherine Dutigny sur 4 Août 2016, 14:47pm

Catégories : #nouvelles

Le poisson-ange (nouvelle)

Le poisson-ange

 

Kermit Junior Forbes sortit de sa glacière une canette d’Hibernation Pale Ale qu’il descendit en quatre rasades. Il rota du fond des entrailles puis essuya du revers de la main un peu de mousse restée collée aux poils naissants d’une barbe de deux jours. La bière légère libérait sa fraicheur et lui picotait le palais avec son amertume fleurie de houblon américain aux arômes de pin et de citron. De cette journée torride, il ne restait que quelques touristes qui entretenaient leur désœuvrement sur la plage de South Beach, cerveaux vidés, visages cramoisis tournés vers La Havane. Assis sur son pliant au bout de la jetée, alors que les rayons du soleil rasaient l’horizon, le vieux noir alluma une clope et exerça quelques pressions sur la ligne au bout de laquelle un minuscule appât, dont il gardait jalousement la recette, était accroché à un aussi minuscule hameçon. Il était le seul à pêcher à la trempe ou à la dodeline le poisson-ange reine sur tout l’archipel de Key West. Une pêche aussi incertaine qu’elle s’avérait parfois rentable, tant ces luxuriants nettoyeurs de la mer étaient recherchés par des aquariophiles allant jusqu’à débourser 100 dollars le spécimen. Aujourd’hui… rien… Kermit se retint de tout balancer à la mer : pliant, glacière, ligne, canette, clope… La putain turquoise en avait vu d’autres et était prête à accepter qu’il la considère comme une poubelle. Il s’était levé aux aurores de mauvais poil et rentrer chez lui bredouille n’arrangeait guère son humeur. Son vieux lui avait laissé un nom que tout « Conch »* respectait, mais les souvenirs et les vieux clichés ne nourrissaient pas sa carcasse. Le respect et la gloire de l’ancien sparring-partner de Hemingway ne remplissaient ni son assiette ni celles de ses trois rejetons mulâtres, des petits glandeurs qui draguaient les new-yorkaises de tous âges, avec une nette préférence pour les vieilles aux portefeuilles bien garnis, ce qui ne les empêchait pas de vivre encore à ses crochets. Ha ça ! des photos du paternel devant la maison de l’illustre écrivain, un mojito à la main, il en avait des tonnes qui jaunissaient au fond de boîtes à chaussures… de quoi tapisser les quatre murs de la bicoque branlante dont il avait hérité quand le crabe avait emporté l’ancêtre. Kermit « Shine » Forbes en tenue de boxeur, le short flottant, les gants en premier plan, l’œil acéré d’un fauve. Kermit senior, souriant à dents blanches déployées, la grande gueule qui avait cloué son bec au génial écrivain, à coups de serviette au bord d’un ring, avant qu’ils ne deviennent amis. Un mec au tempérament cyclothymique qu’aucune femme de Key West n’avait réussi à museler ni à garder près d’elle plus d’un round. Juste le temps de tirer un coup, boire un coup, monter un coup avec son ivrogne de copain, faire un môme, lui par exemple, et disparaitre. Celui-là même qui avait planté sa mère le jour de l’essayage de sa robe de mariée. Le profil du parfait salaud derrière une tronche d’ange à peine défoncée.

Une main lui tapota l’épaule.

— Salut Kermit, alors t’as gagné le jackpot ?

La voix rocailleuse appartenait à Juan Pedro un fils d’exilé cubain qui tenait une gargote, au toit d’asbeste rouge, une spécialité locale aberrante pour emprisonner la chaleur et où la bouffe était aussi dégueulasse que les serveuses peu farouches et plutôt bien gaulées.

— Salut Juan… comme tu vois… répondit Kermit, en désignant un grand seau en plastique avec quelques algues et coraux comme unique garniture. C’est un jour de merde ! J’aurais mieux fait de rester au lit et dormir tout mon saoul pendant cette saloperie de journée.

— Ha ! ne m’en parle pas… j’ai des cactées dans le jardin qui sont infestés de cochenilles… j’ai passé l’après-midi à les traiter avec du savon noir et de l’alcool à 90°… t’as raison, Kermit… une vraie saloperie…

Le pêcheur acquiesça d’un hochement de tête.

— Tu veux une bière ? il doit en rester une dans la glacière… vas-y, ne te fais pas prier…

Juan s’assit à même les larges planches de teck de la jetée et plongea la main dans la glacière pour en sortir l’orpheline. Les deux hommes gardèrent le silence pendant qu’au loin une embarcation se dirigeait vers le môle, l’étrave écumante. Les derniers rayons du soleil les enveloppaient d’une tiédeur sereine. Juan s’étira avec lenteur et paresse et goûta à la volupté de l’instant, les yeux fendus vers l’horizon. Il but à petites gorgées, puis il leva la tête et son regard se porta sur un grand oiseau qui dessinait des cercles au-dessus de leurs têtes.

— Tiens, une grue cendrée à cette époque ! Tu ne trouves pas cela plutôt bizarre ?

Kermit jeta un rapide coup d’œil en direction du volatile et ricana méchamment.

— Une grue cendrée ! t’es vraiment qu’un triste imbécile… C’est un balbuzard qui lorgne sur ma ligne…

— Un quoi ? questionna Juan, feignant d’ignorer le ton méprisant de son ami.

— Un aigle de mer, si tu préfères…tête blanche et bandeau noir sur l’œil. Faut vraiment être con pour pas faire la différence…

— Ho ! la barbe Kermit. Tu me cherches ? J’y suis pour rien si le poisson-ange s’est fait la malle. T’as qu’à faire comme les autres… les capturer en plongée sous-marine ou jeter un filet sur les récifs… C’est pas parce que l’Ernest était un aficionado de la pêche au toc que t’es obligé de te compliquer la vie !

Kermit serra les mâchoires. Ce connard de Juan venait de sortir la phrase qui le mettait hors de lui. Il remonta sa ligne et décida que la journée avait déversé sur son sort un lot suffisant de contrariétés. Il toisa son compagnon, le regard mauvais.

— Ça t’ennuierait de laisser Hemingway de côté deux secondes ? Hemingway par ci, Hemingway par là… Putain, ça fait bientôt soixante ans que le mec s’est tiré une balle et qu’il continue à hanter la famille… Fous-moi le camp Juan, laisse-moi seul… j’ai vraiment besoin d’être seul…

Le cubain haussa les épaules, se releva péniblement et s’éloigna en trainant la savate après avoir balancé sa canette à la baille. Il attendrait un jour meilleur pour parler à son ami.

« Yeelp-yeelp-yeelp… » Le sifflement mélancolique du balbuzard transperça l’âme de Kermit.

Il rangeait son attirail de pêche et s’apprêtait à quitter la jetée, lorsqu’un filet de voix attira son attention.

« Il regarda la mer et sut comme il était seul.»

Kermit pivota sur lui-même. Nulle âme à moins d’un mile. Il tenta de repérer la silhouette trapue de Juan, mais celle-ci s’était déjà évanouie derrière le rideau effiloché des filaos. Inquiet, il scruta la mer sans y déceler la moindre présence humaine. Seul le balbuzard s’était posé à quelques mètres de lui et l’épiait d’un œil d’or barré de noir. L’homme tenta de l’approcher, mais le rapace effarouché recula en battant des ailes afin de maintenir intacte la distance qui les séparait.

Il n’avait pas rêvé. Cette voix venait bien de quelque part, appartenait à un être vivant doté de la parole. Il observa la canette de bière que Juan avait lancée et qui maintenant flottait à la dérive. Ce n’était pas deux pintes de jus de houblon qui provoquaient ce genre d’hallucinations. Il lui en aurait fallu le triple pour commencer à tanguer. Aucune raison logique n’expliquait le malaise qu’il avait ressenti en entendant la phrase. Des mots qui lui paraissaient familiers sans qu’il puisse en déterminer avec précision l’origine.

Confronté à l’inexplicable, Kermit en conclut qu’on lui avait jeté un sort. Plus aucun doute dans son esprit : une « voodoo queen » dans le fond de sa Tipa Botànica plantait ses aiguilles sur une poupée censée le représenter. Qui pouvait bien lui en vouloir à ce point ? Il s’était toujours cru protégé des malédictions vaudous par sa filiation prestigieuse. Lui, le fils du « Shine » ! Il porta les mains à sa tête et une terrible douleur lui transperça le crâne. Il se signa et commença à marmonner une prière. Indifférente aux paroles sacrées, la douleur redoubla de force et vrilla son cerveau. Il ferma les yeux et se massa les tempes.

« Yeelp-yeelp-yeelp… » Le sifflement mélancolique du balbuzard reprit de plus belle.

Derrière ses paupières closes des images se formèrent, d’abord floues, puis de plus en plus précises. Sa vie sans relief défila en un plan-séquence ponctué de bouts de phrases – « Mais il distinguait les prismes de l'eau sombre et profonde, et la ligne qui le tirait vers l'avant, et l'étrange ondulation du calme. » -, sa jeunesse pauvre, les petits boulots de matelot à bord des chalutiers, - « Les nuages s'accumulaient maintenant sous le souffle de l'alizé,» - sa rencontre avec Celia, la belle new-yorkaise frivole, la naissance des garçons, la colère et la solitude de la séparation, - « et quand il regarda droit devant il aperçut un vol de canards sauvages comme découpés contre le ciel et l'eau» - la charpente musclée de son père et le poing ganté qui brusquement s’abattit sur son visage, la tête de « Shine » se mit à blanchir et une courte barbe grignota ses joues et son menton, puis la boite crânienne explosa et une meute de poissons-anges en nettoyèrent l’intérieur. – « puis s'effaçant, puis nets à nouveau et il sut qu'aucun homme n'était jamais seul sur la mer. »

Kermit s’affaissa sur le sol de la jetée en se souvenant enfin d’où provenaient ces phrases.

Le Key West Citizen titra en page 3, deux jours plus tard : « Kermit Junior Forbes, fils du célèbre et valeureux Kermit « Shine » Forbes, a été retrouvé mort sur la jetée de South beach. D’après les premières constatations, il semblerait qu’il ait succombé à une attaque cérébrale. »

Un pigiste stagiaire avait substitué une photo d’Ernest Hemingway en compagnie de « Shine » à la place de celle de Kermit Junior, après en avoir cherché une, en vain.

 

* désigne un natif de Key west

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P
Je connaissais le banana fish de Salinger mais pas le poisson ange. Comme quoi on en apprend tous les jours. Sinon toujours aussi bien écrit et intéressant comme d'habitude.
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C
merci Philippe! j'espère que cette nouvelle ne sera pas traduite en anglais, car je risque d'avoir des problèmes avec les descendants de Kermit "Shine"! Bises
J
Terrible, cette nouvelle. Dans tous les sens.
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C
Un poisson-ange passe... Bises Joëlle

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